• Contes et légendes du Viêt Nam (14)

     

    Papy, conte-nous ta terre lointaine (14) 

     

    14. Le grillon

      

    - Dis, papy, qu’est-ce ce « cri cri » qu’on entend sous le lit ?

     

    - Oh, mes chers petits-enfants, ce n’est qu’un grillon.

     

    - Pourquoi se cache-t-il dans ce coin obscur sous le lit ? A-t-il honte de se montrer en plein jour ?

     

    - Peut-être, si l’on en croit la vieille légende que je vais vous raconter.

     

    Il était une fois deux frères, Linh et Lang, qui étaient nés du même père mais de deux mères différentes. Quelques années après que celle de Linh était morte en couches, leur père, un très riche cultivateur, s’était marié avec la future mère de Lang.

     

    Mais bien que nés de mères différentes, Linh et Lang s’entendaient parfaitement et s’aimaient comme deux vrais frères. Et quand Linh, qui était de faible constitution, était embêté par les autres enfants du village, Lang le défendait bien chaque fois que ceux-ci lui cherchaient noise : en effet Lang était aussi le « costaud » très craint par ces enfants.

     

    En grandissant, les deux adolescents avaient choisi la même voie pour leur avenir : poursuivre des études dans une école tenue par un maître réputé.

     

    Une nuit, leur père mourut brusquement à la suite d’un « mauvais vent », nom qu’on donnait à l’accident vasculaire du cerveau. Et la tradition voulait que Linh héritât de la plus grande part de l’immense propriété laissée par leur père.

     

    Ce partage, injuste certes, mais conforme à la tradition, ne plaisait pas du tout à la belle-mère de Linh, qui l’appelait pourtant affectueusement « mère ».

     

    C’était une femme autoritaire, cupide et jalouse, et depuis la mort de son mari, elle ne pouvait plus supporter son jeune beau-fils Linh qui était devenu le principal propriétaire de leur ferme et des centaines d’hectares de rizières. Sans cesse, elle cherchait un moyen pour éliminer Linh.

     

    Puis un matin, elle ordonna aux deux frères :

     

    - Prenez cette grosse somme d’argent et allez à la foire de la préfecture pour nous acheter du bois, afin de faire réparer le toit de la maison.

     

    Mais, avant le départ des deux frères, elle donna un grand coutelas à son propre fils Lang en lui glissant discrètement à l’oreille :

     

    - Vous allez traverser une grande forêt où il y a beaucoup de bêtes féroces. Toi qui es grand et fort, tu n’auras aucun mal pour nous débarrasser de Linh avec ce coutelas. Après, nous serons tous les deux maîtres des biens de ce lieu.

     

    Lang était très embêté d’entendre cet ordre de sa mère, mais il n’osait pas la contredire, car il craignait beaucoup ses colères.

     

    Une fois arrivés au milieu de la forêt, Lang raconta toute la vérité à son frère, et lui dit :

     

    - Prends tout cet argent, et enfuis-toi. Ta sécurité n’est plus assurée à la maison, car ma mère est très méchante, et elle trouvera un moyen pour te nuire.

     

    Après s’être embrassés longuement, les deux frères se quittèrent en pleurant. Lang attrapa un lapin et se barbouilla de son sang. De retour à la maison, il dit sèchement à sa mère : « Mission accomplie ! »

     

    Alors la femme, hypocritement, courut sur la grande place du village et cria en pleurant :

     

    - Quel malheur, mes amis ! Mes fils Linh et Lang ont été attaqués par des tigres dans la forêt. Et Linh a été emporté par ces fauves !

     

    Les gens du village la consolèrent avec beaucoup de compassion, et elle poussa ses lamentations de plus belle. Mais son cœur était tout joyeux, car elle avait réussi enfin à s’emparer de l’héritage de son défunt mari.

     

    Quant à Linh, le pauvre garçon errait par ci et par là pendant plusieurs jours sans pouvoir se résoudre à quitter sa région natale. Un soir, il revint sur la tombe de sa mère pour lui offrir quelques baguettes d’encens. Puis, fatigué de ses jours de marche, il s’endormit profondément à côté du tombeau.

     

    Brusquement, un énorme phénix multicolore fonça sur lui et l’enleva dans les airs. Linh en ouvrant les yeux s’évanouit de peur.

     

    L’oiseau le déposa délicatement sur le sommet de la montagne qu’on apercevait de loin à travers les nuages. En se réveillant, Linh entendit le grand oiseau lui tenir ce langage :

     

    - N’aie pas peur, mon enfant bienaimé, je suis ta mère ! L’Empereur de Jade, qui règne dans le Ciel, a été ému par ton malheur, et m’a permis de revenir sur terre pour t’aider.

     

    Le phénix se mit alors à ramasser des branches d’arbres et des grandes feuilles de latanier pour aider Linh à construire une cabane pour se loger. Puis, tous les jours, il lui rapportait de l’eau et des nourritures, en provenance d’on ne sait où. Une fois, elle lui rapporta aussi plein de livres et de bougies :

     

    - Voilà de quoi pour continuer tes études !

     

    Obéissant, Linh se remit à étudier des livres de plus en plus nombreux rapportés par le phénix, sans jamais se relâcher.

     

    *

    *        *

     

    Au pied de cette montagne, une belle jeune femme nommée Perle vivait dans une fermette, où elle élevait des vers à soie et tissait de beaux tissus, avec l’aide d’une jeune domestique du nom de Rose. Bien qu’isolées dans ce lieu perdu, elles menaient une vie assez confortable, car les soieries que Perle produisait se vendaient bien dans les villages et les villes de la plaine.

     

    Tous les soirs, Perle et Rose étaient fort intriguées d’apercevoir de la lumière au sommet de la montagne et d’entendre quelqu’un déclamer des poèmes et des textes fort savants qu’elles ne comprenaient pas. N’en pouvant plus de curiosité, Perle envoya Rose vers l’inconnu qui vivait là haut pour demander du feu, sous prétexte que le leur s’était éteint.

     

    Linh reçut Rose fort poliment en lui offrant une étoupe allumée et quelques bougies. Et au retour, Rose raconta à sa jeune maîtresse :

     

    - C’est un beau jeune homme qui s’est isolé sur la montagne déserte pour étudier dans la tranquillité. Vous devrez l’inviter un jour !

     

    Quelques jours plus tard, Perle envoya de nouveau Rose au sommet de la montagne pour inviter Linh à venir déjeuner, ce que celui-ci accepta volontiers immédiatement.

     

    Ainsi, les deux jeunes gens se fréquentaient régulièrement, et ce qui devait arriver arriva : ils étaient tombés amoureux l’un de l’autre, et décidèrent de se marier.

     

    Ce fut un mariage intime tout simple, avec pour seuls témoins le phénix et la petite Rose. Le bel oiseau s’adressa à Linh après une petite cérémonie offerte aux ancêtres des mariés :

     

    - Fils, te voilà marié avec une charmante femme. Tu ne dois plus avoir besoin de ta maman. Ma mission est terminée. Je vais te laisser avec ton épouse et retourner dans mon séjour de l’au-delà. Soyez heureux tous les deux !

     

    Puis, après avoir donné quelques coups de bec affectueux à Linh et à Perle, le phénix s’envola et disparut dans les airs.

     

    Grâce à Perle qui gagnait de plus en plus d’argent avec les belles soieries qu’elle tissait, Linh put acheter encore d’autres livres rares pour ses études. Perle réussit même à convaincre un professeur renommé de venir donner à Linh des leçons particulières pour parfaire ses connaissances.

     

    Linh étudiait jour et nuit sans compter ses peines. Et au printemps suivant, quand le concours des lettrés s’ouvrit à la capitale, il eut hâte de s’y présenter.

     

    Après trois jours de très dure compétition, les résultats du concours furent proclamés par le plus grand ministre de la Cour. Et là, surprise et bonheur : Linh reçut le titre de premier docteur, le grade le plus élevé des lettrés ! Son nom était déjà inscrit au tableau d’or des lauréats !

     

    Le lendemain, Linh et les autres lauréats furent accueillis cérémonieusement par le roi en présence de toute la Cour. Et en même temps que de riches récompenses, Linh obtint une charge de grand mandarin, professeur à l’Université Royale.

     

    Dans l’ancienne coutume, chaque nouveau docteur devait rentrer en grande procession à son village natal pour honorer ses ancêtres et la divinité tutélaire du village. Cet honneur rejaillissait sur tout son village, et même sur tout le canton environnant.

     

    Linh rentra donc la semaine suivante à son village. Il était habillé de la grande tenue des mandarins de la Cour, fièrement assis sur son cheval richement harnaché, entouré d’une nombreuse escorte de soldats et de domestiques portant sa livrée. Certains agitaient des drapeaux et des bannières vantant les mérites du nouveau docteur. D’autres jouaient des tambours, des fifres et des trompettes pour annoncer l’arrivée de la procession.

     

    Lang fut très heureux de retrouver son frère Linh ainsi solennellement honoré. Les deux frères se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, en pleurant de joie cette fois-ci.

     

    Mais la belle-mère de Linh était effrayée de voir arriver son beau-fils qu’elle croyait mort depuis longtemps : son crime risquait d’être révélé bientôt au grand jour. Elle se cacha précipitamment sous son lit, et gratta le sol en pensant s’y enfoncer pour se cacher. Avec ses ongles, elle creusa furieusement la terre battue, et à la fin elle mourut d’épuisement.

     

    Comme punition décidée par le Ciel, ses âmes se réincarnèrent sous la forme d’un grillon.

     

    Voilà pourquoi, mes chers petits-enfants, les grillons se cachent toujours dans des lieux obscurs en faisant « cri cri » pour exprimer les regrets de cette méchante marâtre.

     

     

     Source.

     

     

    ‘‘Người dì ghẻ ác nghiệt hay là sự tích con dế’’ (‘‘La méchante marâtre ou la légende du grillon’’), in Nguyễn Đổng Chi, Kho tàng truyện cổ tích Việt Nam (Le trésor des légendes et des contes du Việt Nam), op. cit., t. 2, pp. 1094-1097. 


  • Commentaires

    1
    Jacques Premel-Cabic
    Vendredi 8 Avril 2016 à 18:54

    Encore une petite merveille foisonnante que ce conte qui possède une chute digne de celle d'une nouvelle.......avec le grillon qui n'apparait en fait qu'à la fin du récit, après des aventures abracadabrantesques du meilleur effet.

    Merci ami Dông Phong pour ce divertissement tellement bien raconté, une nouvelle fois !

    Un vrai petit bonheur de lecture !

    Amitiés,

    Jakez

      • Samedi 9 Avril 2016 à 07:42

        Oui, cher Jakez, c'est merveilleux !

        Bon weekend,

        Bien amicalement.

        Dông Phong

         

         

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