• Relation du voyage du P. Joseph Tisanier, sj (1663)

     

     

      

    Chers ami(e)s,

    J’ai le plaisir de vous annoncer la parution de mon 17ème livre qui clôt la trilogie des « récits de voyages » des premiers missionnaires jésuites (Alexandre de Rhodes, Giovanni Filippo de Marini, Joseph Tissanier) qui ont évangélisé le Việt Nam :

     

    Joseph Tissanier, s.j.

    (1618-1688)

     Relation du voyage de la France jusqu’au Royaume de Tunquin

     

    Réactualisation et annotation de

    Nguyễn Tấn Hưng

    Préface de Philippe Papin

     

    ISBN : 978-2-35664-097-0

    300 pages 

    Édition Joseph Ouaknine

    http://www.ouaknine.fr

     

    Livres faits main à la manière de vieux grimoires,

    reliés cuir et dorés sur tranches.

     

     

    Đông Phong 

     

    Préface

     

    Philippe Papin

    École pratique des Hautes Études 

    Sciences historiques et philologiques 

    Histoire et Sociétés du Vietnam 

     

    Lire le récit de voyage du père Joseph Tissanier (1618-1688) est un plaisir rare. Le faire par le biais d’une publication présentée et annotée par notre ami Nguyễn Tấn Hưng, dont l’érudition, la rigueur et la patience sont connues, transforme ce plaisir en pur bonheur.

    C’est aussi, pour le monde des études vietnamiennes, un événement : jamais ce livre n’a été réédité depuis sa parution en 1663. Il est pourtant connu, sans qu’on le sache, sans qu’on le cite, puisqu’il est à l’origine de la majeure partie des informations contenues dans la Relation nouvelle et singulière du royaume de Tunkin, quatrième partie du Recueil de plusieurs relations et traités singuliers et curieux que le célèbre Jean-Baptiste Tavernier a publié en 1679 en complément aux Six voyages qui lui avaient apporté la gloire et la lui conserveront tout au long du XVIIIe siècle[1]. Homme d’affaires plus que savant, voyageur prudent plutôt qu’aventurier, Tavernier a rédigé ses ouvrages avec l’aide de plusieurs collaborateurs et en puisant à pleines mains dans la littérature de voyage de son temps. Pour ce qui concerne le Vietnam, on sait que les témoignages de Giulano Baldinotti, Cristoforo Borri et d’Alexandre de Rhodes ont été très sollicités. C’était une pratique courante à l’époque, et d’ailleurs Tissanier lui-même ne s’y soustrait pas puisqu’il reprend parfois, ici et là, la substance d’explications fournies treize ans plus tôt par le père de Rhodes, par exemple dans les pages consacrées aux religions du Tonkin.

    Cela dit, alors que ces emprunts entre réels voyageurs sont mineurs, et ne concernent que des faits de civilisation à valeur générale, il en va tout autrement de la reprise mot à mot par Tavernier du texte de Joseph Tissanier. C’est à Louis Malleret qu’il revient d’avoir, le premier, établi ce qu’il appelle d’abord des « menus larcins », gentiment, puis, en conclusion, un véritable « pillage »[2].  En voici un bref échantillon : « L’habit des hommes et des femmes est grave et assez modeste : c’est une longue robe qui descend jusqu’au talon » (Tissanier, II, 5) devient « Leur habit est grave et modeste, c’est une longue robe qui leur va jusqu’aux talons » (Tavernier, VI). Le chapitre Des médecins et des maladies des Tunkinois  (Tavernier, X) est un plagiat du chapitre Des médecins du royaume de Tunquin (Tissanier II, 11). Ce qu’il y a de vrai ou de crédible dans Tavernier, et qui ne se trouve assurément pas dans les gravures loufoques illustrant son récit, c’est finalement, pour l’essentiel, ce qu’il a pris dans Tissanier, même s’il faut ajouter, pour alléger sa faute qu’il n’a pas été le seul : Louis Moreri, qu’on aurait supposé plus délicat, s’approprie sans scrupule le texte de Tissanier dans l’entrée « Tonkin » de son fameux Grand dictionnaire historique, publié en 1674.

    Ainsi notre auteur n’a pas travaillé pour rien, ni pour personne. Et c’est pourquoi il y a dans la réédition de son livre, aujourd’hui, un parfum de justice qui n’est pas désagréable. Bien sûr, il n’était pas Alexandre de Rhodes et, de toute évidence, sa relation – comme son rôle historique – est un peu en retrait par rapport à celle de son illustre prédécesseur. Celui-ci avait tant vu, tant appris, tant compris, tant écrit qu’il était difficile de faire mieux, d’autant que treize ans seulement séparent leurs publications, si bien que Tissanier n’avait aucune raison d’être plus informé. On verra néanmoins qu’il a organisé son récit de manière originale, très structurée, en phase avec les impératifs de l’art de convaincre et dans le but d’aboutir à un programme complet d’évangélisation. En outre, il a su trouver un ton qui lui est propre, un ton humain, proche des gens et qui, sans doute aussi parce qu’il écrit en français, non en latin comme Rhodes, confère à ses observations un effet de vivant qui n’est pas étranger au fait qu’on l’ait si constamment copié.

    Pour autant, on ne dira pas qu’il n’y a que des informations  intéressantes et des renseignements assurés – pas plus chez lui que chez les autres. La relation de voyage est un genre qui, jusqu’à maintenant d’ailleurs, implique des arrières pensées, des calculs, des projets de dire, sur les autres ou sur soi, d’autres choses que celles dont on semble objectivement témoigner. C’est particulièrement vrai dans le contexte qui nous intéresse : des missionnaires catholiques, partis à l’aventure animés par la foi et qui, quand ils écrivent, le font pour conforter leur entreprise auprès du public et de l’élite européenne. Le zèle prosélyte, marqué au coin de la Contre-Réforme, est constitutif du texte. Nombreux, dès lors, sont les morceaux du récit qui sont plutôt indigestes – « agaçants », dit Nguyễn Tấn Hưng –, à commencer par les grandes considérations religieuses, les envolées lyriques sur les progrès de la christianisation, la peinture des exercices de dévotion, les exagérations sur le nombre des conversions, les polémiques théologiques, et encore, qui émaillent le texte de bout en bout, les tombereaux d’imprécations déversés contre les idolâtres, les païens, les larrons, les infidèles, les sectaires et les démons...

    Dans un autre registre, on trouve par endroits des bizarreries qui viennent jeter et de l’ombre et du doute sur le reste du récit. Que dire de l’affirmation qu’il n’y a pas de pièces de monnaie au Tonkin ? Que les figues poussent aux pieds des arbres ? Que la ramure des banians peut abriter trente mille hommes ? Que les femmes doivent prêter serment au Seigneur ? Que la célébration d’un anniversaire est une coutume empruntée au Laos ? Qu’on rend un culte aux éventails ? Que le Bouddha est Juif ? Et que « l’emploi ordinaire des bonzes est de réparer les ponts » ? Disons-le tout net : ces extravagances, ajoutées à l’exaltation spirituelle, desservent le témoignage. Mais tels étaient l’air du temps, la manière de convaincre et la volonté de dépayser : il serait vain – dans les deux acceptions du terme : inutile et orgueilleux – de reprocher à un homme, à une époque, à une pensée, d’être renfermés dans les limites de ce qu’ils ne pouvaient qu’être et de ce qu’ils ont été.

    Car, sur bien d’autres points, la relation de Tissanier est fabuleusement instructive. Ce qu’il décrit dans le livre II des concours mandarinaux, du retour glorieux du Docteur à son village natal, des divinités du lieu et des saints patrons des métiers, de la pratique concrète des examens médicaux, est de première importance. Dans le livre III, la description qu’il donne du palais du seigneur Trịnh, qu’il appelle « son Louvre », est d’autant plus précieuse que nous ne possédons sur ce bâtiment qu’un seul autre témoignage, le Thượng kinh ký sự 上京記事 composé en 1783 par Lê Hữu Trác 黎有晫, dit Lãn Ông. Cent vingt ans avant ce fameux lettré, le père Tissanier raconte ce qu’il a vu dans ce palais seigneurial gardé comme une forteresse, où il a été autorisé à pénétrer, au sein d’une délégation d’étrangers, une première fois à l’occasion de la fête du Nouvel an en 1660, une seconde pour l’anniversaire du seigneur Trịnh Tạc, deux mois plus tard. Sa description montre le rabaissement du souverain Lê, la munificence seigneuriale, la place particulière occupée par les diplomates chinois, et aussi, information inédite, qu’il existait dans l’enceinte du palais « une belle maison, laquelle n’a ni autel, ni idole, et n’est destinée que pour célébrer le jour de la naissance du Prince » (III, 6-7).

    Sur tous ces sujets, la force du récit de Tissanier réside en ceci qu’il expose les faits dont il a été témoin avec, sinon de l’objectivité, du moins des détails, de la couleur, du mouvement et de la vie. Ce sont des témoignages pris sur le vif. Il n’y manque rien, pas même ces courtes digressions pittoresques et parlantes qui font le sel d’un récit et qui augmentent sa vraisemblance, comme par exemple les querelles feutrées de préséances entre étrangers lors du festin offert par le seigneur à l’occasion de son anniversaire : le frère du roi du Laos, ayant maladroitement manœuvré pour être assis tout de suite derrière les Chinois, en position d’honneur, se fait prendre sa place par un Tissanier triomphant et se retrouve, tout prince qu’il est, « le dernier de tous dans un lieu séparé des autres »...

    Une autre astuce narrative contribue à renforcer, chez le lecteur, l’impression d’assister en personne aux scènes qui sont dépeintes : le recours fréquent à ce que la rhétorique classique appelait sermocinatio, ou « entretien », qui met dans la bouche d’une personne des propos entièrement reconstitués et cités comme s’ils étaient verbatim. C’est ainsi qu’on entend, parlant à la première personne du singulier, un mandarin converti rendre grâce à Dieu. Un peu plus bas dans le même chapitre, c’est le seigneur Trịnh qui, contre un intriguant voulant destituer de ses droits le fils du mandarin défunt, déclare avec les accents d’un Titus de Racine : « Hé quoi ! dit-il, si en mourant il [l’intriguant] laissait des enfants, serait-il bien aise que je leur ôtasse les charges que j’avais auparavant données au père ? » (II, 21). Ces nombreuses péroraisons, faisant suite à la description d’un fait, d’un lieu ou d’un personnage, impriment au récit un dynamisme, une dramaturgie, un déroulé théâtral qui retient le lecteur, et aussi, par le renversement du point de vue, car ce sont les Vietnamiens qui parlent, une indéniable touche d’humanité.

    Outre les indications de valeur sur le Vietnam ancien, lesquelles en rendent essentielle la lecture, on ne peut manquer d’être frappé par la présence dans ce récit de deux grands thèmes qui en constituent comme l’ossature, non pour ce qui concerne les Vietnamiens mais, cette fois, pour ce qui concerne le catholicisme et les prêtres.

    Il y a d’abord, dès le livre I, et encore au milieu puis à la fin du livre II, cette étrange atmosphère d’ « Internationale missionnaire ». Les pères ne cessent de naviguer, de bouger, de se dire au revoir ou de s’accueillir. Le voyage, mais le voyage utilitaire, pour parvenir à destination et non pour rêver, est au cœur de l’aventure. Il faut dire qu’il était aussi au cœur de l’emploi du temps : Tissanier, parti de Bordeaux en août 1654, arrivé au Tonkin en avril 1658, a mis trois ans et demi pour boucler son parcours. Le trajet était long, semé d’embûches, de tempêtes, d’avaries, d’épidémies, et surtout il s’effectuait par sauts en s’arrêtant à plusieurs reprises et pour des périodes qui pouvaient s’éterniser – dans son cas : six mois au Portugal, six mois à Goa, près de deux ans à Macao, sans compter les séjours plus courts. Le livre I décrit par le menu ces différentes étapes, et donc les gens qu’il a rencontrés, ceux qui en route l’ont quitté ou rejoint. Au livre II, on fait connaissance avec le prêtre anglais Michel Boyn qui, sur son trajet vers la Chine du Sud, fait halte au Tonkin, où il arrive « le jour de Saint Laurent » (10 août 1658). On le retrouve six mois plus tard, en février 1659, sur le départ pour une destination qu’il n’atteindra jamais puisqu’il meurt à la frontière chinoise au mois d’août. Entre temps, alors qu’il marche dans les montagnes, il a eu le temps de rédiger à l’intention de ses collègues du Tonkin un rapport sur l’état du christianisme en Chine (III, 1). Comment ce rapport leur est-il parvenu ? Par quels mains catholiques ou rémunérées est–il passé ? D’où Boyn recevait-il ses renseignements actualisés ? Nous n’en savons rien, mais nos deux prêtres reclus à Thăng-Long (Hanoi) – Joseph Tissanier et son supérieur Onufre Borges – savaient parfaitement à quoi s’en tenir.

    Et comme ils étaient également informés sur les aléas de la politique religieuse et civile en vigueur au Japon des Tokugawa, à Java, à Macao et partout ailleurs en Asie, ils savaient ce qui, par contrecoup, pouvait leur arriver. D’ailleurs, Tissanier n’est pas étonné quand, deux mois après son arrivée, le seigneur fait expulser six prêtres de la mission sur les huit qu’elle comptait : il « n’a pu ignorer les rigueurs dont les Empereurs du Japon ont usé contre les Chrétiens, d’autant que les Chinois qui demeurent dans le Tunquin vont souvent au Japon, et comme ils sont ennemis de la religion chrétienne, ils ne manquent pas de porter ici toutes les mauvaises nouvelles qu’ils savent, pour irriter l’esprit du Prince, lequel a souvent dit assez publiquement qu’il voulait imiter le gouvernement et la rigueur des Rois du Japon, afin d’éteindre dans ses États une religion que des étrangers étaient venus enseigner pour des motifs qu’il n’entendait pas » (II, 13). Ce que le seigneur Trịnh sait de la politique religieuse au Japon, Joseph Tissanier ne l’ignore pas non plus.

    L’information circule, donc. Les missionnaires animent un réseau régional qui transporte des nouvelles sur l’état des communications maritimes, la situation des différentes missions, les points sur la carte qu’il faut renforcer ou abandonner, les mouvements politiques et sociaux dont dépend leur travail d’évangélisation. Ce réseau en recoupe d’autres, provenant de pays tiers et de métiers variés, par exemple celui des Hollandais : ce sont des ambassadeurs hollandais qui renseignent trois missionnaires français de Macao sur la possibilité d’aller à Pékin (I, 17), et des Hollandais encore qui, au début de l’automne 1660, apprennent aux missionnaires du Tonkin qu’au mois de juin Louis XIV a épousé Marie-Thérèse d’Autriche (III, 16). Quant aux possibilités de s’informer sur la vie locale, ajoutons qu’à l’avantage de résider sur place ils ajoutaient celui de connaître la langue – non sans difficulté d’ailleurs : « J’avoue que cette langue me fit peur au commencement, et que la voyant si différente de celles d’Europe, je perdais presque espérance de l’apprendre » (II, 16).

    Un deuxième thème saillant traverse la relation de Joseph Tissanier : l’application, calculée ou sincère, d’un véritable programme doctrinal. Il s’applique en allant crescendo à mesure que le lecteur avance dans l’ouvrage, les éléments exotiques du voyage et de la vie vietnamienne laissant insensiblement place à la prédication. Son premier volet est l’hagiographie, son second la transmission de récits miraculeux.

    On invite le lecteur à se rendre de suite au chapitre 21 du livre II, puis aux chapitres 9 et 10 du livre III. Il lira des modèles de l’hagiographie classique, qui seraient à leur place dans la Légende dorée. Le premier cas est celui du mandarin Josaphat, originaire du Thanh-Hoá, qui à la fin de sa vie embrasse la religion catholique, souhaite mourir dans la foi, regrette ses fautes passées et multiplie les témoignages de contrition. Baptisé juste avant de rendre l’âme, devant sa famille réunie au grand complet, il déclare solennellement son horreur des idoles, son amour envers le seul véritable Seigneur et, en homme d’autorité, oblige six de ses sept femmes à se convertir – la première avait déjà sauté le pas. Il transmet le flambeau chrétien à son fils, puis meurt. En butte à la haine d’un cousin païen, le fils est victime d’une cabale à la cour, où l’on menace de lui retirer toutes ses dignités héréditaires. Le seigneur – terrestre, cette fois, celui de la lignée des Trịnh – intervient sous la forme du Titus racinien que nous avons évoqué plus haut. Titus pour le langage, mais Saint-Louis pour la geste car c’est la justice d’inspiration divine qui parle à travers ses lèvres : il décrète que les droits du fils seront préservés. Pour faire bonne mesure, le cousin est frappé d’une grave maladie. Il appelle à son chevet des médecins superstitieux qui se livrent à des rites impies, comme par exemple l’enfermement des âmes ennemies dans un vase de terre. Rien n’y fait : le cousin dépérit. C’est alors qu’il songe à recourir aux Chrétiens, et plus précisément au père Borges. Ils se parlent, le cousin se convertit et il meurt – tout de même –, mais dans la paix et « après avoir longtemps pleuré les abominations de sa vie passée ».

    Le cas de Benoît de Kienlao est tout aussi extraordinaire. Originaire de la même région que Josaphat, il a été baptisé à l’âge de 33 ans – évidemment –, à la suite de quoi sa vie de Chrétien fut constamment animée du « zèle des Apôtres », bien qu’il ne fût pas prêtre. Il se consacre à l’entretien des pauvres, veillant à ce que chaque jour des « montagnes de riz » soient déposées devant la porte de l’église, à leur intention. Il convertit de bien vicieux larrons qui brigandent sur les rivières. En butte à la haine du mandarin local, il se fait battre comme plâtre par ses satellites, mais, insensible à la douleur et poursuivant sa prière, il les laisse faire pour obéir aux préceptes de l’évangile. Édifiés par une telle conduite, les villageois abandonnent leurs idoles et rejoignent la vigne du seigneur. Un jour, apprenant qu’on allait lire au « temple d’idoles » un édit royal nommant treize habitants de Kienlao au rang de mandarins, Benoît leur parle si bien qu’ils acceptent que la cérémonie de lecture, donc d’investiture, ait lieu à l’église, non à la maison communale. Un autre jour, une « dame païenne et mandarine » étant allée à l’église avec ses soldats pour la détruire, Benoît surgit, lui parle calmement de la colère divine et l’instruit des dangers qu’il y aurait à commettre un tel outrage. Elle s’entête, ne veut rien savoir, persiste dans son erreur. Alors, au moment même où Benoît ouvre la bouche pour lui parler, un feu descend du ciel et, en un instant, consume trois maisons particulières appartenant à la dame, « comme si la langue de Benoît eût été une langue d’Élie ». Et puis, car c’est un trait de l’hagiographie, Benoît se heurte aux mauvais Chrétiens, autrement dit à ceux qui « veulent par une lâche condescendance complaire aux Infidèles ». Quand l’un d’eux, ouvrier du village, se rend au temple à idoles pour en réparer l’autel, alors qu’on le lui avait interdit, il est frappé de la « plaie invisible et mortelle » qu’il a bien méritée. Il ne veut pas s’amender et meurt quelques jours plus tard, décès qui fut « une salutaire instruction pour les Fidèles, afin de les porter davantage à respecter les paroles de Benoît, et à mépriser les Idoles ». Néanmoins, si l’absence de repentir justifie le châtiment, la contrition conduit au pardon. Témoin, l’affaire du mandarin Stanislas, un autre « mauvais Chrétien », qui en dépit des avertissements de Benoît ose parer son fils d’une trop somptueuse tunique pour assister à une cérémonie païenne. Il est puni, naturellement, et il perd la parole. Ce n’est qu’après avoir fait amende honorable et juré de ne plus désobéir à Benoît qu’il recouvre la faculté de parler. Pour finir, précise Tissanier, se faisant le Jacques de Voragine tonkinois, le bienheureux Benoît est mort en arrosant de ses larmes le crucifix qu’il tenait dans sa main.

    Un autre volet du programme, évidemment lié au premier, est la création de récits miraculeux. Ils parsèment le texte et sont moins détaillés que ne le sont les hagiographies. Ces éclairs de providence, affirme l’auteur lorsqu’en surgit la première occurrence, à deux tiers du livre, s’expliquent parce qu’au royaume du Tonkin « Dieu fait paraître un soin particulier et un amour extraordinaire envers quelques âmes » (II, 22).

    Ce soin particulier se manifeste d’abord par de glorieuses agonies. Le Chrétien meurt, certes, mais dans la paix que procurent les derniers sacrements. Il y a, à ce sujet, beaucoup d’ambiguïté dans certaines pages : une veuve, « belle fleur au milieu des épines » puisque seule Chrétienne dans son village, succombe d’une maladie attrapée en allant à Hanoi visiter les bons pères ; une aveugle s’éteint, mais sans douleurs, devant leur église ; un pauvre soldat désire tant la paix éternelle que son souhait est aussitôt exaucé ; un enfant malade obtient la guérison de l’âme mais il « n’eut pas plus tôt reçu la grâce du baptême qu’il alla dans le Ciel » ; une Chrétienne, ayant rencontré sur son chemin un enfant, le baptise d’autorité, « sans attendre le consentement du père ou de la mère », impulsion véritablement céleste puisque «  l’enfant ne survécût pas un mois à son baptême et n’eut pas le temps de souiller la robe de son innocence » (III, 22)… Dans ces exemples, en dépit de formulations qui prêtent à confusion, c’est le baptême qui sauve celle ou celui qui, de toute façon, devait mourir. Quand le Chrétien disparaît, ce n’est pas dans la souffrance, les tourments, la tristesse, mais « dans un théâtre de gloire ».

    Le lecteur ayant été plongé dans un monde merveilleux, quoique morbide, les véritables miracles peuvent surgir. Ils sont appelés autrement, car Tissanier connaît son droit canon et en craint les rigueurs. Au chapitre 8 du livre III, pourtant, il se laisse aller à dresser le portrait d’une Chrétienne nommée Jeanne, pleine d’innocence, dont la mort fut entourée d’une « effusion particulière de la grâce du Saint-Esprit » qui prit la forme de feux jaillissant autour de son tombeau, « si grands et si éclatants que tout le voisinage voulut avoir la consolation d’aller les voir, et les Chrétiens, prenant ces feux extraordinaires pour autant de marques de la sainteté de Jeanne, furent davantage animés à vivre conformément à la loi de l’Évangile ». Notre auteur ne va pas trop loin, il affecte de ne relater qu’un fait brut, laissant à la charge des villageois la responsabilité de l’interpréter comme un miracle, mais enfin il dépeint des prodiges qui ne trompent pas.

    En toile de fond de ces merveilles figurent les conversions. Elles sont dites nombreuses, plusieurs milliers chaque année depuis des décennies – 7000 en 1859, 8000 en 1660, dont vingt mandarins et vingt dames illustres –, jusqu’à avoir formé la communauté de 320 000 Chrétiens que revendique notre auteur, amer de la voir administrer par seulement deux prêtres et 30 catéchistes (III, 18). Madame Saule, nièce de la reine-mère, est un exemple – vrai ou faux ? – de conversion des élites (II, 20). La « Magicienne », qui possédait pas moins de 150 idoles dans sa maison remplie de disciples, et qui en septembre 1660 renonça « à toutes les alliances qu’elle avait faites avec l’Enfer », après que son fils eût été guéri par un médecin chrétien ayant réussi là où les remèdes magiques étaient inopérants, est un exemple – vrai ou faux ? – de conversion du clergé local. Les « têtes de réseaux » intéressaient beaucoup les missionnaires, qui savaient leur stratégie. L’entourage du roi et du seigneur, les princes, les mandarins de haut rang, et surtout leurs épouses, à savoir ces « dame de la cour qui sont plus proches de nous » (III, 4), sont au cœur de leurs activités prosélytes. Tout cela, qui se trouve aussi dans les autres récits de voyage, n’est pas nouveau.

    Cependant, Tissanier laisse voir qu’en réalité le travail d’apostolat s’exerçait en direction de tous les groupes sociaux. Les commerçants et les artisans riches de la ville, comme le Cochinchinois Raphaël et l’orfèvre Antoine, ainsi que la frange aisée de la paysannerie, à laquelle appartient la veuve Jeanne, font partie de l’échantillon de ses exempla. Y appartiennent aussi ces pauvres gens que sont les paysans, les démunis, les mendiants, les infirmes, les veuves sans le sou et les enfants perdus. L’idée, en définitive, c’est de laisser entendre que le catholicisme touche tout le monde et de donner l’impression qu’il suffirait d’un rien pour que l’ensemble des Vietnamiens se convertisse en masse. Ce « rien », c’est le changement politique au sommet de l’État. À chaque fois que les autorités desserrent un peu l’étau, le peuple en foule se rue vers les églises (III, 4 par exemple), à tel point que « si le roi du Tunkin permettait à ses sujets d’embrasser notre Religion, je crois que tout ce royaume serait dans peu de temps tout Chrétien » (III, 18). La position est logique. Dans la chaîne des arguments qui militent pour la propagande zélée de la foi, le premier maillon ne peut être que l’affirmation haut et fort que le peuple à convertir n’est pas un peuple barbare (II-1 et 5, III, 6) mais que c’est le démon, et lui seul, qui le trompe, se joue de lui par ses artifices et le tient en servitude (II, 7-8). Ôtez le démon, vous révélerez la pureté des cœurs naturellement catholiques.

     

    La relation du séjour au Tonkin de Joseph Tissanier, si abondamment et si longtemps reprise par les prétendus voyageurs, n’avait pas été rééditée depuis sa parution en 1663. Elle est pourtant essentielle car, si l’on met à part les erreurs factuelles et la cagoterie, les unes et l’autre inévitables dans le contexte d’alors, elle offre non seulement des renseignements inédits sur le Vietnam, mais aussi, en creux, les prodromes du programme évangélique des missionnaires français au Vietnam. La vie des saints, le modèle moral, les bénéfices de la dévotion, la mort heureuse, l’intervention de la providence, en attendant la gloire des martyrs, s’inscrivent déjà dans le canon et la grammaire du catholicisme vietnamien, un catholicisme sophistiqué dont les racines sont rurales et populaires.

    Il faut donc remercier chaleureusement Nguyễn Tấn Hưng du beau travail qu’il nous offre. Et, tout de suite après, regretter qu’avec ce travail s’achève une trilogie – Rhodes, Marini, Tissanier – dont l’apport scientifique est si grand qu’on aimerait la voir se poursuivre par l’étude des récits de voyage missionnaires aux XVIIIe et XIXe siècles. On le lui suggère : cher ami, encore un effort ?

     

    [1] Les Six Voyages de Jean Baptiste Tavernier, écuyer baron d'Aubonne, qu'il a fait en Turquie, en Perse, et aux Indes, pendant l'espace de quarante ans, & par toutes les routes que l'on peut tenir : accompagnez d'observations particulières sur la qualité, la religion, le gouvernement, les coutumes & le commerce de chaque païs ; avec les figures, le poids, & la valeur de monnoyes qui y ont court (Paris, Gervais Clouzier et Claude Barbin, 1676).

    [2] « Communication de M. Malleret : Une source de la relation du voyageur Tavernier sur le Tonkin (1679) », in Bulletin de la Société des études indochinoises, 1932, 1, pp.115-125.

     

     

     

     


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