• Contes et légendes du Viêt Nam (10)

     

    Papy, conte-nous ta terre lointaine (10)

     

    10. Le crabe Dã Tràng

     

     

    - Papy, regarde ! Nous avons trouvé ce petit crabe qui court sur le sable.

     

    - Ne l’attrapez pas, mes chers petits-enfants, ce n’est qu’un bébé crabe ! Mais dans ma terre lointaine, il y a aussi des crabes adultes qui ne sont pas plus gros que celui-là.

     

    En effet, on trouve sur les plages du Viêt Nam, surtout au lever du jour, de nombreux minuscules crabes dorés qui poussent des petites boules de sable hors de leur trou. La moindre vague suffit pour détruire leur travail, mais ils recommencent à creuser et à rouler leurs boules de sable, sans se décourager, jusqu’à l’arrivée de la vague suivante. Il faut faire attention de ne pas marcher sur ces petits êtres qui paraissent si fragiles et, surtout, les respecter, car ils descendent d’un ancêtre fabuleux. Ecoutez donc sa légende :

     

    Il était une fois un chasseur nommé Dã Tràng qui vivait avec sa femme dans une paillote au pied de la montagne. Juste à côté, il y avait une caverne d’où il voyait sortir le matin et rentrer le soir un couple de grands cobras noirs tachetés de blanc. Les serpents étaient de bons voisins inoffensifs qui débarrassaient le quartier de tous les rats et autres petites bêtes nuisibles. Pour les remercier, Dã Tràng déposait de temps en temps devant la caverne un petit gibier, un lapin ou une perdrix, quand la chasse était bonne.

     

    A la fin de l’été, Dã Tràng s’aperçut que le serpent-femme sortait chasser seul tous les jours sans son serpent-mari. Le chasseur, qui connaissait bien les coutumes des hôtes de la montagne, comprit tout de suite que celui-ci devait rester dans sa caverne à moitié endormi pour effectuer sa mue.

     

    Un jour, Dã Tràng vit revenir devant la caverne le serpent-femme, non pas seul, mais suivi d’un autre cobra mâle, jeune et très puissant, qui se tortillait d’une danse bien lascive. Le serpent-femme et son nouvel ami s’enroulèrent tendrement l’un contre l’autre et se livrèrent sans retenue à un long accouplement rythmé de sifflements de plaisir.

     

    Après avoir accompli son exploit, le jeune cobra inconnu lâcha sa partenaire pour se diriger sournoisement en zigzagant vers l’entrée de la caverne où le serpent-mari se débattait pour s’extirper de son ancienne peau. Dã Tràng saisit immédiatement la situation : le jeune mâle voulait sûrement attaquer et tuer le serpent-mari qui était alors sans défense dans un état de grande faiblesse. Il prit son arc et une flèche pour tirer sur le jeune cobra afin de sauver son voisin qu’il connaissait et appréciait depuis si longtemps. Malheureusement, il rata sa cible, et ce fut le serpent-femme qui reçut la flèche en pleine tête, pendant que le jeune cobra se lança à toute allure dans la forêt pour s’enfuir. Consterné par sa maladresse, Dã Tràng rentra chez lui, et se jura de ne plus jamais s’occuper des serpents dont la moralité, vraiment, ne valait pas mieux que celle des hommes et des femmes.

     

    Quelques jours après, en attendant le dîner que sa femme était en train de préparer, Dã Tràng, couché dans son hamac, lui narra en détail la triste aventure qu’il avait vécue avec les serpents. Soudain, un grand cobra noir tacheté de blanc jaillit du toit avec un grand sifflement. C’était le serpent-mari. Dã Tràng sauta sur ses pieds pour attraper son arc et ses flèches, mais voilà que le cobra se dressa debout devant lui. Et au lieu de le mordre et lui cracher son venin, le serpent lui lança par la bouche une perle que Dã Tràng attrapa au vol. Tout à son étonnement, il entendit le cobra lui tenir ces propos :

     

    « Cher voisin, n’ayez pas peur ! Je suis venu en effet pour vous tuer et venger ma femme, mais j’ai entendu le récit que vous venez de faire à Madame votre épouse, et j’ai compris ma méprise. Vous êtes un homme juste et bon, et vous m’avez sauvé l’honneur et la vie. Pour vous remercier, honorable bienfaiteur, je vous offre cette perle magique qui vous permettra de comprendre le langage de tous les animaux. Gardez-la toujours sur vous, elle vous rendra service ».

     

    Et avant que Dã Tràng pût réaliser que ce cobra était un des génies de la montagne, celui-ci se dirigea vers la porte et disparut dans la nuit. Dã Tràng mit la perle dans une pochette qu’il accrocha avec une cordelette à son cou, tout heureux de pouvoir encore mieux comprendre les animaux de la montagne.

     

    Le lendemain, en partant à la chasse, Dã Tràng entendit un corbeau lui crier : « A droite un daim, à deux cents pas il y a un daim ». En suivant ce conseil, Dã Tràng trouva facilement le gibier qu’il abattit d’une seule flèche. Il se réjouit de comprendre parfaitement le langage de l’oiseau et lui demanda ce qu’il voulait en récompense. « Des entrailles, seulement des entrailles », lui répondit l’oiseau. Dã Tràng et le corbeau devinrent ainsi des associés, et chaque fois que le chasseur tuait un gibier, quelle que fût sa taille, le corbeau obtint sa part d’abats.

     

    Mais quelques mois après, un malin renard surprit leur manège et passa avant le corbeau à la cachette dont celui-ci s’était convenu avec Dã Tràng pour lui chiper sa part. Furieux, le corbeau pensa que son co-équipier l’avait trahi et décida de se venger. Il vola une flèche au chasseur et la planta dans la gorge du cadavre d’un noyé qui flottait dans le fleuve voisin.

     

    Bien sûr, la flèche était gravée du nom de Dã Tràng, et celui-ci fut accusé de meurtre et emprisonné à la préfecture malgré ses protestations d’innocence.

     

    Croupissant dans son cachot en attendant son procès, il entendit à travers les barreaux de sa petite fenêtre babiller une bande de moineaux :

     

    - Cui cui cui, dit l’un, j’ai trouvé de quoi nous nourrir tous pendant tout l’hiver prochain, et même pour des années après.

     

    - Où çà ? où çà ? lui demanda un autre.

     

    - Près de la frontière, répondit le premier. Il y a là-bas un grand convoi de soldats étrangers qui vient de perdre un chariot de provisions renversé dans le ravin. Ils ont abandonné le chargement, car ils ont l’air très pressé.

     

    N’écoutant que son devoir de patriote, Dã Tràng appela les geôliers et les avertit de l’invasion qui se préparait. Le préfet du lieu put organiser la riposte, et les envahisseurs furent repoussés. Remercié pour sa loyauté et reconnu dans son innocence, Dã Tràng fut remis aussitôt en liberté.

     

    Sur le chemin du retour, Dã Tràng s’arrêta un soir chez un fermier ami pour se reposer. Dans la nuit, il entendit un jars dire à sa femme : « Pour le repas de midi, notre maître voudra probablement tuer l’un de nous pour offrir un festin à son visiteur. Reste avec nos enfants, soigne-les bien, car je vais me laisser prendre pour vous sauver la vie. Adieu ».

     

    Le matin, en voyant son ami s’apprêter à égorger une oie, Dã Tràng se précipita pour le supplier d’épargner l’animal, ce que le fermier accepta volontiers, car son couple d’oies était toute sa fortune.

     

    Après avoir remercié le fermier de son hospitalité, Dã Tràng reprit la route jusqu’au bord de la mer, où il rencontra une très grosse oie qui lui dit : « Brave homme, tu as épargné la vie à un de mes enfants. Pour te remercier, je t’offre cette pierre magique qui te permettra de voyager dans l’eau comme nous les oies, aussi facilement que sur terre ». C’était la déesse des oies. Après lui avoir remis son cadeau, elle s’envola immédiatement, laissant Dã Tràng tout surpris avec la pierre qui brillait de mille feux.

     

    Pour vérifier ce que venait de lui dire la déesse, Dã Tràng trempa la pierre dans la mer, et là, oh miracle ! l’eau s’écarta pour former un profond sentier, comme pour l’inviter à s’avancer.

     

    Mais au fond de la mer, chaque fois que Dã Tràng agita sa pierre magique dans l’eau, il se produisit comme un tremblement de terre dans la cité du Roi Dragon. Celui-ci et tous les animaux marins, ses sujets, étaient terrifiés, ne sachant pas ce qui leur arriva. Quand les seiches, qui étaient en faction près de côte, revinrent rapporter ce qu’elles avaient vu, le Roi Dragon vint lui-même inviter Dã Tràng à descendre dans son palais sous-marin pour s’expliquer.

     

    Lorsque Dã Tràng montra sa pierre magique au Roi Dragon et à sa cour, tous blêmirent : si cette maudite pierre tombe entre les mains de quelqu’un de malintentionné, se lamentèrent-ils, ce sera la fin du monde marin. Mais Dã Tràng les rassura en promettant de ne jamais leur faire de mal. A moitié tranquillisé, le Roi Dragon laissa repartir le chasseur après l’avoir comblé de magnifiques cadeaux.

     

    De retour chez lui, Dã Tràng reprit tranquillement sa vie de chasseur comme avant. Mais, chaque fois qu’il allait chasser, il emportait seulement sur son cou la perle qui lui permettait de comprendre le langage des animaux, et laissait la pierre magique à la maison, car il n’en avait pas besoin à la montagne.

     

    Un jour, en rentrant, il trouva sa paillote vide avec une lettre que lui laissa sa femme. « Le Roi Dragon, lit-il, m’a envoyé un ambassadeur me convier à son palais. En échange de ta pierre magique, il me fera reine et me couvrira de perles et de bijoux. Adieu donc, mon petit mari ».

     

    Abasourdi par la nouvelle, Dã Tràng ne pouvait pas imaginer un seul instant que sa femme pût se conduire de cette façon. Il ne pouvait pas non plus deviner que le Roi Dragon avait si peur pour la sécurité de son royaume marin qu’il cherchait à récupérer à tout prix la pierre magique qui fendait l’eau. 

     

    Dã Tràng courut d’une seule traite jusqu’au bord de la mer, et de ses mains, il se mit à gratter le sable et le lancer dans l’eau, essayant de se construire un chemin qui lui permettrait de descendre jusqu’au palais des eaux pour récupérer sa femme et sa pierre magique. Mais la mer était immense, et Dã Tràng creusait le sable et le lançait dans l’eau, des jours et des jours, oubliant même de se nourrir et de s’abreuver. Au bout de quelque temps, le pauvre chasseur était complètement épuisé, et en mourant il se transforma en un petit crabe doré qui continue encore à faire aujourd’hui ce qu’il voulait faire, c’est-à-dire creuser le sable et le jeter à la mer, jour après jour, inlassablement sans jamais s’arrêter.

     

    Ce petit crabe, on l’appelle con dã tràng, et au Viêt Nam, il est le symbole de ceux qui travaillent vainement à une cause impossible à réaliser, comme en témoigne ce dicton bien connu :

     

    Dã tràng xe cát Biển Đông,

    Nhọc lòng mà chẳng nên công cán gì.

     

    Dã tràng charrie le sable de la Mer Orientale,

    Il se fatigue le cœur mais n’arrive jamais à un résultat quelconque.

     

    Mais mes chers petits-enfants, je préfère vous offrir cette comptine de mon cru :

     

    Le crabe Dã Tràng

     

    - Petit crabe,

    Que fais-tu

    Jour et nuit

    Sur le sable ?

     

    Refrain :

     

    L’océan

    Est trop grand !

     

    - Oh, je roule,

    Inlassable,

    Tout ce sable

    Mis en boules.

     

    - Mais que faire

    De ces boules

    Que tu roules,

    Petit frère ?

     

    - Pour combler

    L’Océan

    D’Orient,

    Retrouver…

     

    Retrouver

    Mon trésor

    Que le sort

    M’a volé.

     

    - Mais la mer

    Qui remonte

    Fait tout fondre,

    Tu le sais !

     

    - Je sais bien,

    Monsieur,

    Mon labeur,

    C’est pour rien !

     

    - Bon courage,

    Petit crabe

    Inlassable,

    T’es point sage !

     

     

     

    Sources.

     

    ‘‘Le crabe Da Tràng’’, in Phạm Duy Khiêm, Légendes des Terres Sereines, op. cit., pp. 196-205.

     

    ‘‘Sự tích con dã tràng’’ (‘‘La légende du dã tràng’’), in Nguyễn Đổng Chi, Kho tàng truyện cổ tích Việt Nam (Le trésor des légendes et des contes du Việt Nam), op. cit., t. I, pp. 174-189. 

     

     

     

     

     


  • Commentaires

    1
    Jacques Premel-Cabic
    Vendredi 8 Janvier 2016 à 09:17

    Encore une sacrée histoire !  quel scénario ! j'en ai le souffle presque coupé, dès potron-minet.

    Moralité : on travaille souvent pour arriver à rien.........si ce n'est que cela permet de passer le temps, et de chasser l'ennui.

    .......Ce n'est déjà pas si mal,  après tout !

    Merci Cher Dông Phong, pour ce conte- fable absolument passionnant.

    Douce fin de semaine à toi et tes chers?

    En toute amitié,

    Jakez

     

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    2
    Vendredi 8 Janvier 2016 à 15:10

    Merci infiniment, cher Jakez, d'avoir apprécié ce conte.

    Ainsi ma publication n'est pas un travail...inutile.

    Amitiés.

    Dông Phong

     

     

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